Ah, je comprends tout ta fait ta remarque au sujet d'Aenor. Lucie avait exprimé un sentiment assez voisin, si je me souviens bien.
Alors je vais vous donner quelques clefs spécifiques à ce texte
* le monde des fées = le monde des morts. C'est ce qui se cache sous les sidhes. C'est aussi l'éternité.
* à partir du moment où le roi devient le compagnon de la fée, il est "passé de l'autre côté", il appartient à l'autre monde, donc il appartient au monde des morts, d'où le retour n'est jamais parfaitement possible (cf les contes où le héros revient mais où le temps le rattrape et où il se change en poussière).
* il transgresse un tabou, attirant donc sur sa tête le retour de bâton. Il croit s'échapper, mais tout est trop tard pour lui. Il est frappé de folie, et sa terre est frappée de même, selon les principes sacrés qui veulent que le roi est sa terre, même si la souveraineté appartient à la déesse-terre ou aux génies du terroir qui la représentent, et ne peut donc s'obtenir que par un acte sacré, une alliance permettant ce transfert temporaire de souveraineté. D'ailleurs, en devenant le compagnon d'Aenor, le roi avait implicitement renoncé à ses anciens domaines, mais comme aucun successeur n'avait été désigné, il reste le roi sacré lié à sa terre.
* puisque s'échapper n'est pas possible, il ne reste au roi que le retour dans le monde des morts, auquel il appartient déjà. Mais au lieu d'y jouir de la vie éternelle, et de l'amour de la fée, il y subit sa punition. Et là, je laisse chacun imaginer ce qui lui chante, mais vous avez plusieurs interprétations possibles :
- soit Aenor, le roi et l'enfant sont changés en menhirs pour l'éternité, ce qui place sous les yeux du coupable l'image de sa faute, et place sous les yeux de la fée l'éternel spectacle de la détresse et de la folie pétrifiées du roi, totalement réduit à l'impuissance (et c'est beaucoup plus frustrant que toutes les tortures physiques imaginables)
- soit les 3 menhirs sont des sortes de pierres tombales, de monuments commémoratifs dressés là par la magie de la fée, tandis que le roi, qui désormais lui appartient sans plus aucun espoir de regagner le monde du dessus, le monde des vivants, s'apprête à endurer tout ce qu'elle voudra lui faire subir. Car être condamné à jamais à appartenir à une fée n'a rien de confortable. Les développeurs de Whitewolf l'ont bien compris dans la nouvelle édition du JDR Changeling, désormais sous-titrée "the Losts".
Il n'y a aucun pardon dans Aenor, c'est une erreur que de le penser.
La fée avait assez de pouvoirs magiques pour empêcher le mortel de la brutaliser, puis de la trahir. Posez-vous la question : pourquoi n'use-t-elle pas de ses pouvoirs ? Au nom du libre-arbitre, bien sûr. Les mortels se forgent eux-mêmes leur destin et récolteront, à la fin, ce qu'ils auront semé.
Dès le début, la nature contemplative d'Aenor est soulignée : elle passe son temps à observer. Et elle observe le roi de la même façon. Et elle l'aime d'un amour terrible, qui ne pardonne pas et ne relâche point. Lorsque le récit s'achève, le roi est devenu l'éternelle victime du sort auquel il s'est lui-même condamné par son comportement.
Le pardonner aurait été le laisser vivre, sans le frapper de folie, sans ravager sa terre, ou bien le tuer rapidement et proprement.
En réalité, Aenor est bien plus cruelle que Lucine, mais elle a la cruauté des êtres qui se trouvent totalement en dehors de la morale humaine, avec des notions de bien et de mal qui sont celles des êtres-fées, pas celles des mortels.
Quelque part, c'est le même genre de punition que Lucine inflige à son père (alors qu'elle est expéditive avec ses amants) : quelque chose de lent, d'insidieux et d'infiniment sadique, laissant au désespoir tout loisir pour se déployer et bannir peu à peu tout autre sentiment. Le père de Lucine, à la fin du récit, n'est-il pas réduit à un état pitoyable, impuissant tant physiquement que moralement, et se consumant à petits feux ?
C'est là toute la différence entre l'aigu, qui finalement passe vite et finira par être oublié, et le chronique, qui fait office de parasite dans votre vie.
A titre de comparaison, je vous indiquerai ces couples qui vieillissent ensemble dans un étrange amour mêlé de haine. L'un des deux a trahi l'autre, un jour (adultère), mais le couple n'a pas divorcé. Ils ont décidé de faire comme si. Sauf que chaque fois que le coupable voit l'autre, reçoit ses petites attentions, il se sent terriblement plus coupable encore, et vit tout ça très mal, tandis que l'autre, qu'on pourrait qualifier de victime, jubile intérieurement de la culpabilité qui suinte de chacun des pores de l'adultère. Et peu à peu, sournoisement, le rapport de forces s'inverse. L'adultère devient la victime tandis que la personne trompée devient le bourreau. Et parfois, ça aboutit à des meurtres que les gens ne comprennent pas. "Mais il/elle était si attentionné(e) pour elle/lui !"
Voilà pourquoi, dans ma vie privée, j'ai toujours préféré l'amputation : sinon, la gangrène s'installe.
Et pour en revenir à Aenor : le sort final du roi n'a vraiment rien d'enviable. L'accès au paradis/purgatoire ou à la réincarnation (selon la croyance de chacun) lui a quand même été retiré, il est prisonnier de sa nouvelle situation pour l'éternité ! Et qu'Aenor ait choisi (ou ait été obligée, parce que tout à un prix, même appliquer un châtiment) de partager son sort ne signifie en rien que ce sort est agréable.